dimanche 22 février 2015

LE CERVEAU SE RÉPARE LUI MÊME PAR LE PROFESSEUR HUGUES DUFFAU



Hugues Duffau: "Le cerveau se répare lui-même"

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Lauréat de l'équivalent du prix Nobel en neurochirurgie, Hugues Duffau affirme dans le numéro d'octobre de la revue Brain que la zone de la parole dans le cerveau n'existe pas. Il développe son propos pour L'Express. 

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Hugues Duffau: "Le cerveau se répare lui-même"
Hugues Duffau, spécialiste des opérations sur les tumeurs cérébrales, affirme que la zone de la parole se situe à des endroits différents selon les personnes.
© David Richard/Transit pour L'Express
Son souci de la discrétion frise la pathologie. On ne voit jamais le Pr Hugues Duffau, en dehors des 40 congrès internationaux où il est invité chaque année à exposer ses travaux sur le cerveau. Il n'aime pas, dit-il, "jouer les vedettes". 
Ce chirurgien de 47 ans a pourtant imposé dans le monde entier sa technique époustouflante consistant à retirer les tumeurs du cerveau sans endormir les patients, mais il se refuse à "parader" dans les couloirs du CHU de Montpellier en compagnie du photographe de L'Express. Il prend donc la pose dans son bureau, avec simplicité. Fier d'avoir reçu l'équivalent du prix Nobel en neurochirurgie, cet homme qui marche hors des sentiers balisés s'exprime d'une voix douce et égale. 
L'air de rien, il assène dans la prestigieuse revue Brain, à paraître en octobre, que la zone de la parole - la fameuse aire de Broca - n'existe pas. Balayant d'un coup d'un seul cent cinquante ans d'histoire de la médecine. 
Il y a dix-sept ans, lorsque vous avez pour la première fois opéré une patiente par la chirurgie éveillée, imaginiez-vous qu'elle mènerait une vie normale?
Je n'aurais pas osé en rêver. A mes débuts, les patients vivaient en moyenne huit ans après leur diagnostic de cancer du cerveau, alors très pénible à annoncer. On les opérait endormis, en ôtant le minimum de la tumeur pour ne pas risquer de toucher une zone essentielle. Nous avions la hantise que le patient se réveille muet ou paralysé. A la longue, cette tumeur finissait par récidiver.  
La chirurgie éveillée a tout changé. Je l'ai pratiquée pour la première fois sur une femme de 25 ans. Elle a repris son travail d'infirmière, elle est devenue maman. Sa tumeur s'est stabilisée sans jamais se montrer maligne. Je la revois uniquement pour des contrôles, à deux ans d'intervalle. A ce jour, j'ai opéré plus de 500 personnes, et 90 % d'entre elles sont toujours de ce monde. Moins de 0,5% conserve des séquelles de l'intervention. L'ambiance a du coup radicalement changé dans les services comme le nôtre. Les patients ne se sentent plus aussi menacés, ils veulent surtout savoir s'ils pourront mener la même vie qu'avant. 
Les tumeurs du cerveau sont-elles toutes opérables par votre technique?
Oui, le plus grand nombre. J'interviens surtout sur les tumeurs qui naissent à partir de la glie, le tissu qui soutient et nourrit les neurones, d'où leur nom de gliomes. L'intervention donne de bons résultats pour ceux qui se développent lentement, dits "de bas grade". Ils laissent en effet le temps au cerveau de se réorganiser, de sorte qu'au moment où on les enlève les fonctions menacées - par exemple la parole ou le mouvement - se sont déjà déplacées ailleurs. Le cerveau se répare lui-même, dans une certaine mesure. La difficulté, pour le chirurgien, c'est que cet organe s'orga - nise de manière différente chez chaque patient. Pour ne pas provoquer de séquelles, il doit donc trouver par quels chemins circulent les fonctions essentielles et les préserver de son bistouri. 
Comment peut-on réaliser une opération à cerveau ouvert sur un patient sans l'endormir?
Cet organe a la particularité de ne pas ressentir la douleur. J'ouvre d'abord la boîte crânienne à l'aplomb de la tumeur, sous anesthésie générale. Puis l'anesthésiste réveille le patient et, deux heures durant, l'orthophoniste lui demande de nommer des objets, de compter, de bouger son bras. Pendant ce temps, je sonde la surface du cerveau avec un stimulateur électrique. Une légère décharge perturbe la zone en regard. Si le patient continue à parler et à bouger normalement, je sais alors que je peux intervenir sans dommage à cet endroit avec un bistouri à ultrasons. En revanche, si le patient confond les mots ou reste coi, je dépose un repère à l'emplacement testé pour me garder d'y toucher par la suite. Tel un géomètre-topographe, je dresse un relevé sur le terrain des fonctions présentes dans cette partie découverte du cerveau. 
Quand vous commencez la chirurgie éveillée, en 1996, les autres praticiens doivent vous regarder bizarrement, non?
A l'époque, je rentre des Etats-Unis, où je me suis formé à cette méthode. La chirurgie éveillée, cantonnée à l'épilepsie, n'intéresse pas grand-monde. Son maître, le Canadien Wilder Penfield, mort en 1976 à Montréal, est un peu tombé dans l'oubli. J'ai là [il désigne une bibliothèque fournie, derrière son bureau] une édition originale du Penfield de 1930, cadeau d'un confrère. Penfield mettait ses opérations à profit pour tenter de cartographier le cerveau humain. Il a été précurseur car, aujourd'hui, malgré le règne de l'IRM, cette méthode reste pour les chercheurs la seule façon directe de vérifier que telle fonction - le langage, la vision, la mémoire - dépend de tel réseau anatomique du cerveau.  
Bref, en 1996, je suis le seul à croire au potentiel de la chirurgie éveillée, et certains confrères me soupçonnent de vouloir faire du sensationnel. Aujourd'hui, ça ne paraît plus fou à personne, au contraire. J'ai formé des équipes de 250 services de neurochirurgie originaires de 40 pays différents, et il s'agit désormais de la technique recommandée à l'échelle européenne. 


Vous pouvez retirer des tumeurs d'un volume équivalent à celui d'un pamplemousse. On a du mal à croire qu'un tel geste ne provoque pas de dégâts...
Les séquelles invalidantes sont devenues très rares, ce qui est en soi un progrès considérable. Mais je ne m'en satisfais pas. J'aimerais que l'intervention ne change en rien la personne : ni ses capacités ni son caractère. C'est mon combat de chercheur. En attendant, je m'efforce, en tant que médecin, de provoquer le minimum de dégâts, quitte à choisir lesquels avec le patient.  
Par exemple, j'ai reçu une pianiste russe qui parlait cinq langues. Impossible de les conserver toutes ! On ne pouvait pas multiplier par cinq la durée de l'opération pour que l'orthophoniste réalise les tests dans chaque langue... La patiente a décidé que les plus importantes, pour elle, étaient le russe, le français et l'anglais. Elle est restée polyglotte et n'a perdu, comme prévu, que l'italien et l'espagnol. 
Vous pouvez donc sauver des langues étrangères. Quoi d'autre?
Nous sommes capables de préserver le champ visuel, autrement dit la capacité à voir sur 180 degrés. L'être humain peut en perdre un quart sans ressentir de gêne au quotidien. Mais pas beaucoup plus, car la loi interdit de conduire avec un champ visuel amputé de moitié. Sinon, nous avons étendu notre savoir-faire au registre des émotions.  
Il y a deux ans, une femme d'une quarantaine d'années, une magistrate, est venue me voir. Elle hésitait à choisir l'opération, craignant de commettre ensuite des erreurs de jugement. Je lui ai proposé de recourir aux derniers tests que j'ai mis au point avec un neuropsychologue, Guillaume Herbet, à l'Institut des neurosciences de Montpellier, pour préserver des fonctions complexes comme l'empathie ou la capacité à percevoir l'état d'esprit d'autrui et donc ses intentions - ce que les scientifiques nomment la "théorie de l'esprit". Elle a accepté. Elle n'a rencontré aucune difficulté, depuis, dans l'exercice de son métier. 
Peut-on espérer améliorer encore le pronostic pour ce type de tumeurs?
Certainement. Les gliomes de bas grade, pris suffisamment tôt, deviennent rarement malins, ce qui permet d'imaginer une chirurgie préventive. Voyez le cancer de la peau : le médecin retire les grains de beauté suspects pour éviter qu'ils ne prennent la forme agressive d'un mélanome, et on sauve ainsi des vies. Dans la même veine, nous venons de proposer, via la revue internationale de référence Cancer, de dépister les gliomes par IRM dans la population générale, au lieu d'attendre qu'une crise d'épilepsie pousse la personne à consulter. Pour l'instant, aucun pays ne le fait, mais c'est une évolution logique. 
Comme Penfield dans les années 1930, vous soignez des malades et, en même temps, vous explorez l'organe de la pensée. Qu'avez-vous appris en "cartographiant" le cerveau de 500 de vos concitoyens?
J'ai constaté qu'il n'existait pas deux cerveaux semblables. Selon la localisation et la taille de la tumeur, des fonctions peuvent se déplacer ailleurs dans le même hémisphère, ou bien passer d'un hémisphère à l'autre. La plasticité du cerveau, c'est-à-dire sa capacité à réorganiser les connexions entre les neurones, est plus phéno - ménale encore qu'on ne l'imaginait. 
Vous publiez en octobre dans Brain, la revue phare en neurologie, un article qui dynamite cent cinquante ans d'histoire de la médecine. "L'aire de Broca n'est pas l'aire de la parole", assénez-vous tranquillement. Le Français Paul Broca, qui l'a découverte en 1861, se serait donc trompé?
Ses observations étaient justes, mais les généralités qu'il en a tirées sont fausses, comme le montrent nos travaux. Paul Broca pensait avoir trouvé la zone du cerveau qui permet à l'être humain de produire les mots. Or j'ai opéré des dizaines de patients dans l'aire de Broca sans aucune conséquence. 
La parole n'est donc pas commandée par cette zone?
Pas forcément. De même, en ce qui concerne les lobes frontaux, situés en arrière du front, beaucoup de scientifiques les considèrent comme le siège de l'intelligence et affirment qu'une lésion à ce niveau limite les capacités de concentration, de raisonnement et de décision. Or j'ai enlevé un des deux lobes frontaux chez 200 de mes patients sans provoquer aucun de ces effets. 
Comment l'expliquez-vous?
Le cerveau ne se découpe pas en zones géographiques qui commanderaient chacune une fonction. Cette conception simpliste est battue en brèche par les dernières découvertes des neurosciences. La parole dépend vraisemblablement d'un circuit constitué de fibres reliées entre elles par des noeuds. Le fonctionnement du cerveau repose sur des réseaux parallèles capables de se compenser les uns les autres en cas de problème, comme dans le métro parisien, lorsque les voyageurs empruntent des correspondances pour éviter des perturbations sur leur ligne habituelle. On ne parle donc plus de "zones", mais de "faisceaux". Le nouveau modèle que nous proposons est "connexionniste". L'ancien, l'hypothèse "localisationniste", a vécu. 
Et l'idée bien ancrée selon laquelle notre cerveau droit serait celui de la logique et notre cerveau gauche, celui des émotions, il faut aussi la jeter aux orties?
Oui, et sans aucun regret ! D'ailleurs, on avait déjà admis que les gauchers faisaient exception à la règle. Les gauchers contrariés également. De même que les ambidextres. En fait, chacun d'entre nous est une exception. 
La plasticité de notre cerveau serait-elle infinie?
Non. Nous nous sommes effectivement posé la question, à force de voir au bloc opératoire des cerveaux si différents. Existait-il entre eux un point commun? Nous n'en avons pas trouvé à la surface, dans le cortex - l'écorce, en latin -, mais en profondeur, là où je repère, avec mon stimulateur électrique, les câbles que je dois impérativement éviter avec mon bistouri. Une seule structure ne varie pas d'une personne à l'autre : un bouquet de fibres serré à la base du cerveau, qui s'écarte en éventail au niveau du cortex. Nous l'avons baptisé le "cerveau minimal commun". Notre équipe a ainsi pu dresser un premier atlas anatomique en 3D de ces fibres. Autant dire qu'on n'entendra bientôt plus parler de l'aire de Broca. 

Hugues Duffau en 6 dates

1966 Naissance à Montauban. 1995 Diplômé en neurochirurgie à Paris. 1996 Formé par le Pr George Ojemann à Seattle (Etats-Unis), opère son premier patient éveillé à la Pitié-Salpêtrière, à Paris. 2000 Thèse en neurosciences à Paris. Responsable du département de neurochirurgie au CHU de Montpellier. 2010 Plus jeune lauréat de la médaille Herbert Olivecrona, décernée par l'institut Karolinska, de Stockholm (Suède). Crée une équipe de recherche Inserm consacrée à la plasticité du cerveau sous l'effet des tumeurs. 

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